"Lucas Debargue,
lauréat du prestigieux Concours Tchaïkovski, unissent force mentale,
spontanéité et panache. À son répertoire figure notamment l’herculéenne
Deuxième Sonate de Szymanowski.
par Bertrand Boissard
On se souvient
parfaitement de la première fois. C’était en juin 2015, lors des premières épreuves
du Concours Tchaïkovski. Il a suffi de quelques mesures d’un prélude et fugue
du Clavier bien tempéré de Bach pour comprendre qu’une personnalité était à
l’œuvre. Rien ne préparait cependant à ce qu’il mette le feu, quelques jours
plus tard, à la vénérable grande salle du Conservatoire de Moscou, par ses
interprétations de la Première Sonate de Medtner et de Gaspard de la nuit de
Ravel. Lauréat en toute logique de la célèbre compétition, il passa
instantanément du statut de musicien inconnu à celui de vedette convoitée.
Depuis, Lucas
Debargue s’est produit plus d’une centaine de fois dans le monde entier, jouant
avec les plus grands. Une tournée en Asie avec Gidon Kremer, le Quatuor pour la
fin du temps de Messiaen au festival de Verbier, accompagné de Jeanine Jansen,
Martin Fröst et Torleif Thedéen, un quatre-mains impromptu en Allemagne avec
Martha Argerich figurent au nombre des moments forts de ces deux dernières
années. Récemment, il a joué avec deux des musiciens les plus en vue de la
planète : Mikhaïl Pletnev – dans le Concerto en sol de Ravel et Prométhée de
Scriabine – et Valery Gergiev. Ce dernier, figure tutélaire du concours
Tchaïkovski, s’est vite intéressé au jeune Français, lui réservant une place de
choix – jusqu’à faire fi de tout protocole – lors des points presse et des
concerts de gala qui ont clos la compétition. En octobre dernier, ils ont
couplé au Concerto de Ravel le diabolique Deuxième Concerto de Prokofiev. Lucas
Debargue est ressorti ruisselant de ce combat homérique, n’hésitant pas à
prendre des risques insensés : il n’est pas du genre à s’économiser en concert.
On a trop dit de lui
qu’il était autodidacte. Bien sûr, il s’est construit en grande partie
lui-même, se créant son propre monde intérieur, enrichissant sa vision de la
musique de ses nombreuses lectures. De là, sans doute, son regard neuf, souvent
d’une belle fraîcheur, sur les partitions. Cependant, chacun des pédagogues qui
ont croisé Lucas Debargue lui ont été bénéfiques, et même nécessaires :
Christine Muenier, la première, en laissant la bride sur le cou à ce poulain
entêté ; Philippe Tamborini, en l’aiguillant avec sagesse au bon moment ;
Jean-François Heisser, en tentant de circonscrire cette nature foncièrement
rebelle dans un cadre plus académique.
Lucas Debargue n’a
pas cessé de fréquenter (quand son calendrier devenu surchargé le lui permet)
Rena Shereshevskaya, celle qui l’a préparé au concours Tchaïkovski et qui, plus
largement, l’a révélé à lui-même. Sans elle, il ne serait pas là aujourd’hui.
Elle a extirpé de sa gangue une pierre précieuse aux proportions singulières et
à la brillance sauvage. Déjà se profilent à l’horizon l’étude de nouvelles
œuvres : le Premier Concerto de Chopin, la Sonate n° 32 de Beethoven… Il sait
que le chemin est encore long. Un artiste de ce niveau n’est-il pas en
perpétuel apprentissage ?
Lucas Debargue
possède des dons peu ordinaires. À vingt ans, sorte de Kaspar Hauser du piano,
il traînait encore sa propre technique pianistique, inorthodoxe au possible. En
à peine sept ans, le chemin parcouru a de quoi impressionner. Il a pu compter
sur de bonnes dispositions physiques, ses doigts, notamment, fins et très
longs. Au dessus des touches, le ballet arachnéen ne manque pas de fasciner. Il
possède aussi la faculté d’assimiler très vite les œuvres les plus complexes.
C’était déjà le cas de la Première Sonate de Medtner et c’est celui, élevé à la
puissance 10, de la Deuxième de Szymanowski, dont la difficulté herculéenne a
fait reculer plus d’un grand virtuose. À vrai dire, Lucas Debargue est
probablement le premier pianiste célèbre – avec Marc-André Hamelin – à
l’intégrer durablement à son répertoire depuis Arthur Rubinstein (créateur de
l’ouvrage) et Sviatoslav Richter, qui l’a jouée une cinquantaine de fois au
cours de sa carrière. Quant à Schubert, il y a peu encore il n’aurait pas
imaginé se confronter à un compositeur qui l’a longtemps intimidé.
L’essentiel de son
travail, Lucas Debargue l’accomplit loin de l’instrument. C’est intérieurement
qu’il apprend une œuvre, l’approfondit et la fait sienne. Ce mélange de force
mentale, de spontanéité, de clarté cinglante et de panache fait tout le prix de
ses interprétations. On ne sait jamais à quoi s’en tenir en venant l’écouter.
Dans ses moments glorieux, la musique prend possession de toutes ses fibres, et
alors, il joue comme s’il en allait du devenir du monde."